mardi 11 novembre 2008

Mémoire des Hommes

Mon grand-père, Roger P** peintre décorateur, a participé à la guerre de 1914-1918 au sein du 94e RI. Il est “ Mort pour la France ” en 1926, des séquelles de blessures de guerre, laissant une femme et 2 petites filles de 6 et 4 ans.
Ce texte, écrit en 1915 à l'âge de 18 ans, a été retrouvé sur son carnet de chansons. En voici la transcription aussi fidèle que possible ; les points d'interrogations et les annotations entre crochets ont été ajoutés (© Famille P** /Narayan) :

La bataille de Soissons

Entre l'eau et le feu

Soissons 15 Janvier 1915

Notre première attaque le 8 Janvier contre l'éperon 132 n'avait été qu'une offensive locale. Ce jour là, seules avaient pris part à l'action quelques compagnies françaises occupant la ferme de St Paul. Le 9, le 10 et le 11 le combat se poursuivait autour du même point, avec des alternatives violentes d'avance et de recul sans que rien toutefois fit prévoir autre chose qu'une lutte de tranchées. Le 12 une de nos colonnes avait atteint le village de Crouy d'où elle pouvait diriger un tir heureux contre la pente est de l'éperon, occupée par l'ennemi, lorsque brusquement à 11 heures du matin un violent bombardement éclata sur la droite.

En même temps le plateau de Vrégny se couvrit des flocons blancs des batteries allemandes. Mais les projectiles adverses n'étaient pas destinés aux assaillants de l'éperon. Les "Marmites" tombaient sur villages de [illisible], de Moncet et de Ste Marguerite, vers lesquels tous nos contingents de la plaine de Venizel se dirigeaient en masses compactes. Notre aile droite avaient suivies [sic] le mouvement en avant sur la route de Chivres. A une heure toutes nos forces se trouvaient massées sur la ligne Crouy-Missy. C'étaient [sic] la lutte générale coûte que coûte. Un front de huit kilomètres le long duquel les canons tonnent, les mitrailleuses claquent, les fusils crépitent. Les Allemands occupent en face de nous des positions formidables. Leurs obus nous arrivent en rafales. Ils tirent à l'abri. Quelques uns de nos 75 qui ont tenté de prendre position vers le Moncel doivent pointer presque verticalement, comme s'ils chassaient le taube [avions allemands]. Nos pièces de campagne de la rive droite ne peuvent faire utile besogne. Seule notre artillerie lourde en place de l'autre côté de l'Aisne peut répondre aux batteries de Vregny. Nos obusiers répondent splendidement guidés par nos escadrilles d'avions qui survolent le champ de bataille. La cavalerie elle-même est représentée par quelques pelotons de chasseurs qui sont arrivés au galop dès le début de l'action.

Les ponts sautent

Un duel d'artillerie au dessus de la plaine de Venizel, au dessus de nos têtes. Nos obus franchissent l'Aisne, fouillent le plateau. A 4 heures une explosion vers Vrégny. Un de nos projectiles a fait sauter un parc à munitions. Une des batteries prussiennes se tait. Notre succès est de courte durée. La voie ferrée de Laon par Anizy le Chateau ravitaille l'ennemi sur le champ même du combat. Un de nos avions signale des trains adverses amenant des renforts. Il reçoit l'ordre d'attaquer. Le monoplan s'élève plane, se rapproche laisse tomber sur le convoi des bombes fulgurantes. Mais les mitrailleuses ennemies veillent. Les auto-canons se mettent de la partie ronflent sur la route à la chasse de l'oiseau français. Un projectile l'atteint. Il est frappé à mort ? Non il se redresse. Mais il est frappé pourtant. De nos lignes on entend le moteur s'arrêter net. L'appareil descend mal, il tombe plutôt qu'il n'atterrit au nord de Ste Marguerite. Une de nos sections doit sortir du village aller de l'avant à la baïonnette. Le temps de détacher de son siège le pilote blessé de le porter à l'ambulance. L'appareil ne vaut guère mieux, le réservoir percé d'une balle. Les poignées de commande sont rouges du sang de l'homme. Rien ne peut empêcher les renforts allemands d'arriver. Ils arrivent sans arrêt et se massent au dessus de nous. Pour les joindre il nous faudrait gravir des pentes escarpées battues par les shnapnells. Et sur ces pentes des fossés, des kilomètres de fils de fer, peut-être des mines. Ils sont là-haut inaccessibles et nous n'avons pour tout point d'appui qu'un talus de chemin de fer, une route. Comme abri des villages en ruines, Bucy dont la moitié des murs sont écroulés, le Moncel qui sert point de mire aux 77, Ste Marguerite dont les toits de chaume flambent. Comme chemin de retraite nous en possédons deux le pont de Venizel et celui de Missy. Du moins la chose était ainsi à 4 heures. Dix minutes plus tard, le passage de Venizel n'existait plus. Le courant avait rompu les amarres et les barques s'en allaient à la dérive. L'eau montait toujours. A 5 heures c'était le tour du pont de Missy. Nous sommes coupés de la rive gauche.

Demain, Demain

Nos fantassins depuis midi n'ont pas cessé de tirer. Les épaules sont meurtries par le recul de la crosse, les doigts sont brulés par la chaleur de l'acier. Depuis midi nos artilleurs ont manié leurs pièces. Après chaque bordée il fallait se défiler en vitesse. Sitôt les quatre premiers coups nos batteries étaient déjà repérées. Où prendre position ? Un terrain nu, une ferme en feu une meule de paille. C'est tout;

Le soir est venu le duel se continue à coups de canon. Dans le ciel les marmites sifflent éclatent. Des fusées, des incendies. Du froid. Les motocyclettes des agents des agents [sic] de liaison glissent sur la route. Des renforts, envoyez des renforts !... Mais la rivière monte, monte... Attendez que le front soit rétabli ! Le génie travaillera toute la nuit. Demain il y aura sur la rive droite de l'Aisne des réserves fraîches, il y aura des balles dans les cartouchières, il y aura aussi des ravitaillements. Ce soir les lignards se sont contentés d'un morceau de biscuit et d'un peu de viande froide. La réserve du fond du sac. Le colonel commandant les batteries de campagne réclame des boîtes à mitraille ? Demain. Le médecin, chef des services de l'avant a des blessés à faire évacuer sur l'arrière. Demain. Les pontonniers manœuvrent dans l'eau glacée. L'eau noire, traitresse, qui roule ne torrent. Vers Venizel impossible de rétablir un pont. L'Aisne n'est plus une rivière c'est une mer. Vers Missy l'inondation est moindre. Le cours est moins large mais plus violent. On va tenter quand même. Le salut d'une armée en dépend. Sur la rive droite, l'infanterie qui s'est battue tout le jour travaille toute la nuit. La pioche, la pelle. Des tranchées

Ce témoignage d'une journée de guerre s'arrête brutalement sur ces mots.

Photo de groupe en 1916 (© Famille P**/Narayan)
Roger P** est debout dans la rangée du haut, à droite du personnage central tenant un fume cigarette, à gauche du personnage à la capote sombre.

Texte au dos de la photo de groupe :

Souvenir de la Trotte [?] 27/9/1916
Cher père
Je t'envoie une photo prise d'il y a quelques jours avec toute l'équipe de mitrailleurs du 173ème. A ma gauche 2 copains. Le 1er est celui qui a été blessé avec moi, l'autre un caporal. Nous sortons toujours ensemble. Comment nous trouves-tu ? As-tu reçu ma lettre ? J'ai appris le malheur arrivé à mon oncle Léon*, c'est terrible tout de même ! Quand donc tout çà finira. J'espère bientôt te lire en attendant je t'embrasse bien des fois. Ton fils qui t'aime et pense souvent à toi.
Roger

* : Léon P** soldat de 2ème classe au service routier de la 2ème armée, mort pour la France à Landrecourt arrondissement de Verdun, le 16 septembre 1916, à l'âge de 47 ans.


Principaux engagements et combats du 94ème Régiment d'Infanterie de Ligne : 1914
Vers Charleroi : Charleroi, Longuyon
Bataille de la Marne, 5 au 13 septembre : Mondement, Fère-Champenoise, marais de Saint-Gond, puis à la Pompelle
Bataille des Flandres : Nieuport, Dixmude, Steenstraate
1915
Offensive de la 4e Armée en Champagne : Vauquois
Opérations en Argonne (mai-novembre) : La Gruerie (dite “ la Tuerie ”), Four-de-Paris
Opérations et bataille de Champagne : Auberive (25 septembre)
1916
Bataille de Verdun : Haudremont, Thiaucourt, Mort-Homme
Bataille de la Somme : Raucourt, Sailly-Saillisel, Bois Saint-Pierre-Vaast
1917
Aisne : Berry-au-Bac (16-18 avril)
Verdun : Bois des Fosses (20 août), Bois de Beaumont (26 août)
1918
Somme; Offensive de Roye (8-13 août), Offensive d'Argonne (du 1er au 3 Novembre).
Le régiment a obtenu la fourragère aux couleurs de la médaille militaire.



Ma mémoire en ce jour va à tous ceux qui ont laissé leur vie dans ce conflit. Tous. Y compris ceux fusillés pour l’exemple, ces 600 dont la nation plus de 90 ans après les faits ne daigne toujours pas réhabiliter le souvenir.

5 commentaires:

Le Piou a dit…

... Et a tout ceux qui laisseront la leurs dans les conflits presents et futurs.

Arbre et Matin a dit…

Merci de nous faire partager ce témoignage. Il faut continuer à transmettre ces récits surtout maintenant qu'il n'y a plus de Poilu pour en parler.

Marie a dit…

En fait, il en reste 4 encore en vie. 3 anglais et un américain. De mémoire, je crois que le plus agé (un anglais) doit avoir 112 ans.

Anonyme a dit…

Superbe document. Je t'envie d'avoir accès à des archives familiales.

Roberta a dit…

Oui, certes. Mais j'aurai largement préféré connaitre mon grand père...